Shoah : témoignage de Hanna Pick, amie d’enfance d’Anne Frank

Hanna Pick (Hanneli Goslar), rescapée de la Shoah, vit aujourd’hui paisiblement dans un petit appartement de Jérusalem, bien entourée par ses trois enfants et par ses descendants qui habitent tous en Israël. Mais marquée par les horreurs de la guerre, elle raconte depuis de nombreuses années les souvenirs qu’elle a gardés de cette terrible époque. 

C’est à la suite d’un documentaire sur Anne Frank, réalisé en 1988 par le cinéaste hollandais Willy Lindwer, que Hanna Pick a commencé à donner des conférences sur la Shoah à l’étranger avant de prendre l’initiative de parler régulièrement devant un public israélien. Elle s’est ainsi rendue une fois au Japon, deux fois en Afrique du Sud, et a effectué de nombreux voyages en Suisse, en Hollande, en Italie, en Allemagne et le plus souvent aux Etats-Unis.    

Hanna Pick a perdu ses parents pendant la Shoah. Par miracle, lors de sa vie dans les camps, elle a pu rester avec sa petite sœur, beaucoup plus jeune qu’elle, dont elle a pris soin avec un dévouement et un amour incroyables, la sauvant à plusieurs reprises d’une mort certaine. 

Et puis, Hanna Pick a été l’amie d’enfance d’Anne Frank. Elle parle avec émotion de cette camaraderie qui ne s’est jamais démentie, même dans les moments les plus terribles de cette sombre période. C’est cette histoire qu’elle m’a racontée lorsque nous nous sommes rencontrées chez elle, avec une lucidité et une force impressionnantes.  

חנה פיק

Q : Hanna Pick, vous êtes une rescapée de la Shoah. J’aimerais que vous nous racontiez votre propre histoire : où étiez-vous lorsque la Seconde Guerre mondiale a éclaté ?  

R : Je me trouvais à Amsterdam avec mes parents. Je suis née en 1928 à Berlin et en 1933, Hitler a pris le pouvoir. Mon père, qui était un économiste, était alors conseiller du ministre de l’Intérieur mais lors de l’avènement d’Hitler, tout le gouvernement a été contraint de démissionner et mon père, étant juif, n’a pas pu retrouver son poste. Il a décidé de quitter l’Allemagne, avec ma mère et moi-même (j’étais alors fille unique), pour s’installer en Angleterre. Issu d’une famille non pratiquante, il était devenu religieux et en Allemagne, il faisait acte de présence le Shabbat avant de se rendre à la synagogue, et retournait à son bureau le dimanche pour compléter le travail inaccompli la veille. Le poste qu’on lui proposait en Angleterre était excellent, dans une entreprise très importante, mais lorsqu’il a annoncé qu’il ne pourrait pas travailler le Shabbat, il s’est heurté à une fin de non-recevoir. Mes parents ont alors commis une grave erreur (sans le savoir, bien entendu) : au lieu de partir en Eretz Israel (mon père était actif dans le mouvement des Poalei Mizrahi) ou aux Etats-Unis, nous avons pris la mauvaise direction et sommes allés en Hollande. Mes parents se sont établis à Amsterdam et ont ouvert un bureau pour venir en aide aux nombreux réfugiés venant d’Allemagne (mon père savait qu’il en viendrait des milliers). Dans ce petit appartement de trois pièces où nous logions, une chambre servait de salle-à-manger, la seconde était la chambre à coucher et la troisième était réservée aux visiteurs. Mon père a engagé un avocat et ma mère, qui était enseignante, lui a servi de secrétaire. 

Q : Lorsque la guerre a éclaté, que s’est-il passé ? 

R : Ma sœur Gabriela (Gaby) est née en octobre 1940. Quant à moi, au début, j’allais tous les jours à l’école. La nuit, on entendait les bombardements qu’on avait pris au départ pour des coups de tonnerre. Dans les premiers temps, aucune loi antijuive n’a été promulguée. En fait, tout a commencé un an et demi plus tard mais tout est allé alors très vite. 

Q : Comment le gouvernement hollandais a-t-il réagi à ces mesures antijuives ? 

R : La guerre en Hollande a duré cinq jours seulement, entre le 10 et le 15 mai 1940. Après cela, la Hollande a capitulé et la reine s’est enfuie en Angleterre avec ses ministres. Par la suite, elle s’est adressée à plusieurs reprises à son peuple, par l’intermédiaire de la BBC, pour l’encourager. Mais ce que nous n’avions pas remarqué à l’époque, c’est qu’à aucun moment elle n’a recommandé aux Hollandais d’aider ou de sauver leurs amis juifs. C’est regrettable parce que si elle l’avait fait, ne serait-ce qu’une ou deux fois, le sort des Juifs aurait peut-être été moins terrible. Il est vrai que beaucoup de Hollandais ont aidé les Juifs mais ils étaient encore plus nombreux à collaborer avec les Allemands.  

Nous, les Juifs de Hollande, nous n’avions pas le droit d’avoir un poste de radio chez nous. Dès les premières mesures, on nous a pris nos vélos, nos postes de radio et nos appareils téléphoniques. Nous n’avions accès qu’aux journaux supervisés par Hitler mais nous entendions, dans la cage d’escalier, la radio de nos voisins et étions ainsi plus ou moins informés de la situation. 

Q : Comment votre famille a-t-elle traversé cette période ? 

R : Comme je l’ai dit, ma sœur est née en octobre 1940. J’avais alors 12 ans. Ma mère a accouché à la maison parce qu’elle craignait de se rendre à l’hôpital. Elle a été assistée par un médecin juif et une sage femme et tout s’est bien passé. En 1942, ma mère était de nouveau enceinte. A cette époque, les Allemands avaient déjà commencé leurs arrestations mais ils accordaient à certaines familles une sorte de visa, notamment lorsqu’une femme attendait un enfant, ce qui était le cas pour nous. Nous avons donc bénéficié d’un sursis grâce à la grossesse de ma mère. C’est alors qu’a eu lieu le drame: ma mère a accouché d’un bébé mort-né dans la nuit après Simhat Tora. C’était un garçon. Deux jours plus tard, ma mère décédait. 

A cette époque, les Allemands accordaient des autorisations spéciales aux personnes pouvant leur être utiles, comme par exemple à des femmes chargées de coudre les uniformes des soldats. Cela signifiait que pour le moment, elles étaient autorisées à rester chez elles. Pour nous, le sursis avait pris fin et nous nous trouvions ainsi sans protection, avec en plus la présence de nos grands-parents venus nous rejoindre après la Nuit de Cristal. Comment obtenir ce nouveau « visa » ? Nous étions arrivés en Hollande avec des passeports allemands mais ils n’étaient plus valables. Nous avons donc reçu des papiers précisant que nous étions des apatrides originaires d’Allemagne. Mon oncle, quant à lui, vivait en Suisse où il avait complété ses études de droit et était devenu avocat. En Suisse, de nombreux Juifs avaient emprunté de l’argent à des coreligionnaires locaux pour se procurer des passeports dans des consulats d’Amérique du Sud : c’est ainsi que mes grands-parents ont obtenu un passeport du Honduras, et mon père, ma sœur et moi du Paraguay. Les Allemands savaient pertinemment que nous n’avions aucun lien avec ces pays mais ils pensaient nous utiliser comme monnaie d’échange pour récupérer des soldats allemands encore détenus par les Anglais. 

Nous avons pu rester encore près d’un an à la maison : maman est décédée en octobre 1942 et nous avons été arrêtés en juin 1943. Cela faisait en tout huit mois. J’étais toujours à l’école mais j’y allais de moins en moins et le nombre des élèves réduisait chaque jour. Nous n’étions plus que huit enfants en classe. Finalement, tous les Juifs sans « visa » ont été arrêtés. Je suis alors restée à la maison et nous savions tous que notre tour viendrait malheureusement d’un jour à l’autre. 

Le 20 juin 1943 a eu lieu une grande rafle. Les Allemands ont bouclé tout le secteur sud d’Amsterdam et ont utilisé des camions, avec l’aide des forces SS et de la police hollandaise, pour interpeller tous les Juifs, allant de maison en maison. Nous avons été arrêtés et n’avions droit qu’à 20 kg de bagages à préparer en quelques minutes. 

Nous avions une voisine catholique, mariée à un Juif, qui venait de s’installer dans l’immeuble, au rez-de-chaussée. Elle cherchait toujours à nous aider, ayant surtout pitié de ma petite sœur qu’elle invitait souvent à venir jouer dans son bac de sable alors qu’il était interdit d’accueillir des Juifs chez soi. Lorsque nous avons été arrêtés, cette femme s’est adressée à l’officier SS et lui a demandé : « Est-ce que je pourrais au moins prendre avec moi la petite fille ? » Il s’est mis alors à hurler : « Vous, une Chrétienne hollandaise, comment osez-vous proposer de prendre un enfant juif ? Vous n’avez pas honte ? » Elle lui a répondu : « Je suis une Chrétienne allemande et je n’ai pas honte ». Puis elle s’est évanouie. Bien entendu, elle n’a pas pu recueillir ma petite sœur. Par la suite, alors que nous étions déjà internés dans un camp, elle m’a envoyé un livre sur la vie de la première infirmière diplômée, Florence Nightingale. C’était le seul livre que je possédais pendant plus de deux ans. Après la guerre, j’ai fait moi-même des études d’infirmière. Elle est venue nous rendre visite en Israël après la Shoah et je lui ai dit que c’était grâce à ce livre que j’étais devenue infirmière. 

Après notre arrestation, nous avons dû monter dans un des camions et nous avons été conduits à la gare. Nous sommes arrivés dans la soirée à Westerbork. C’était un camp de transit hollandais pour les déportés devant être emmenés vers l’Est. Nous sommes restés à Westerbork du 20 juin 1943 au 15 février 1944. A Westerbork, les conditions n’étaient pas terribles. Tout est relatif, bien entendu, mais personne n’était tué dans ce camp et les internés jeunes et en bonne santé pouvaient survivre. Evidemment, nous n’avions pas grand-chose à manger et le travail était pénible. A Westerbork, il y avait un orphelinat et grâce à l’intervention d’un employé qui avait connu mon père quinze ans auparavant, nous y avons été admises, ma sœur et moi. Les conditions de vie y étaient bien meilleures. Ma sœur faisait partie du groupe d’enfants et moi, j’ai été employée pour m’occuper d’eux. Une semaine après notre admission, ma sœur a dû être hospitalisée. Les enfants de l’orphelinat n’étaient pas des orphelins : ils avaient été séparés de leurs parents et cachés chez des paysans. 

Arriva alors cette terrible nuit de novembre 1943 qui reste pour moi le moment le plus tragique de mon existence : à cette époque, toutes les semaines, de nombreux trains se dirigeaient vers Auschwitz et Sobibor. Quatre-vingt dix sept trains sont arrivés à Westerbork : quatorze devaient ensuite être dirigés sur Sobibor, cinq vers Bergen-Belsen (dans lesquels nous avons été déportés plus tard) et tous les autres prenaient la direction d’Auschwitz. En plus, comble de cruauté, les Allemands chargeaient les Juifs de dresser eux-mêmes les listes. Il fallait toujours trouver mille personnes pour chaque convoi et cette nuit là, le compte n’y était pas. Les Juifs responsables des listes avaient tenté de sauver les enfants de l’orphelinat en les inscrivant sur les listes pour les échanges. Mais cette nuit-là, comme le quota n’avait pas été atteint, l’officier SS a pris des enfants de ces listes (38 sur 40) et les a envoyés en déportation vers l’Est. Nous étions par hasard sur l’une des deux listes épargnées. C’était une nuit horrible. Nous ne sommes restés que huit et tout l’orphelinat s’est vidé. 

Q : Saviez-vous, à l’époque, quelle était la destination finale de ces convois ? Etiez-vous alors conscients de l’horreur qui attendait les déportés ? 

R : Non.  Nous ne le savions pas.

Q : Vous avez été une amie d’enfance d’Anne Frank à Amsterdam avant la guerre. Pouvez-vous nous raconter comment est née votre amitié et comment elle s’est développée par la suite ?   

R : Juste après notre installation en Hollande, je suis allée avec ma mère faire des courses dans une épicerie. Ce jour-là, ma mère a rencontré une femme qui parlait l’allemand, comme elle, et elles ont tout de suite sympathisé. Cette femme était accompagnée d’une petite fille de mon âge. C’était Anne Frank, qui avait six mois de moins que moi. (Cela me semble curieux de penser aujourd’hui qu’elle est restée jeune pour toujours alors que moi-même, D. merci, je suis devenue une vieille dame). 

Lors de cette conversation amicale, nous avons découvert que nous étions voisines. L’entrée de leur immeuble était juste à côté de la nôtre. Quelques jours plus tard, ma mère m’a emmenée pour la première fois au jardin d’enfants. Je me sentais perdue et seule parce que je ne savais pas encore parler le hollandais et je voulais rentrer à la maison. C’est alors que j’ai aperçu Anne Frank : dès qu’elle m’a vue, elle a couru vers moi et m’a serrée dans ses bras : c’est là qu’a commencé notre amitié. En fait, Anne était nouvelle comme moi et ne connaissait personne. Par la suite, mes parents et les siens sont devenus de véritables amis : les parents d’Anne Frank venaient toujours passer les fêtes juives avec nous. Quant à mes parents, ils allaient chez eux pour célébrer le 31 décembre. Comme nous étions en vacances, je passais déjà l’après-midi chez Anne et j’y restais pour la nuit. 

Comme vous le savez, seul M. Frank, le père d’Anne, a survécu à la Shoah. Lorsqu’il est venu me rendre visite à l’hôpital, juste après la guerre, il m’a raconté une anecdote liée à ma famille : juste après la libération du camp d’Auschwitz, lors du premier shabbat qui a suivi, les rescapés ont cherché quelqu’un pour réciter le Kiddoush mais personne ne le connaissait par cœur. M. Frank, contrairement à mon père, était totalement assimilé et ne savait ni lire ni écrire l’hébreu. « Mais, m’a-t-il raconté, c’est moi qui ai fait le Kiddoush ». En fait, il se souvenait du Kiddoush que récitait mon père tous les vendredis soir lorsqu’il venait manger chez nous avec sa famille. 

Après les classes primaires, nous avons étudié ensemble pendant un an au lycée. A la fin de l’année, dès le premier jour des grandes vacances, après une petite fête organisée en classe, je suis allée chez Anne Frank pour jouer avec elle. Nous avions alors 12-13 ans. J’ai sonné plusieurs fois à la porte de sa maison mais personne n’a répondu. Finalement, le colocataire de la famille Frank a ouvert la porte. Je ne l’avais jamais vu. Il m’a demandé ce que je voulais et surprise par sa question, je lui ai répondu que je voulais bien entendu voir mon amie Anne. Il m’a alors annoncé que la famille Frank était partie pour la Suisse. Je savais que la grand-mère d’Anne vivait en Suisse. Elle venait de temps en temps à Amsterdam pour voir ses enfants et ses petits-enfants. 

Q : Donc, officiellement, les Frank étaient partis en Suisse. Cela signifie qu’ils n’ont pas voulu raconter, même à leurs amis proches, qu’ils entraient dans la clandestinité. 

R : Ils ont tenu le raisonnement suivant : si on pense qu’ils ont quitté la Hollande, on ne les recherchera plus. Mais malheureusement, les Allemands n’étaient pas dupes et continuaient constamment à rechercher les Juifs. Nous n’avions pas le droit de nous déplacer en train et ils effectuaient régulièrement des patrouilles dans les wagons, sachant que des Juifs y voyageaient après avoir retiré leur étoile jaune pour trouver un lieu sûr pour se cacher. Pour cela, il leur fallait aussi des faux papiers et bien souvent, ils étaient arrêtés. (Comme on le sait, Anne Frank et sa famille ont été découverts dans leur cachette et arrêtés par les Allemands. Ils ont ensuite été déportés à Auschwitz et seul le père d’Anne, Otto Frank, a survécu à l’horreur des camps).  

Q : Saviez-vous qu’Anne Frank écrivait un journal ? Elle vous en avait parlé ? 

R : Bien sûr, mais elle ne permettait à personne de le lire. Nous avons tenté plusieurs fois de la convaincre de nous le montrer mais elle a toujours refusé catégoriquement. 

Q : Mais saviez-vous qu’elle était douée, qu’elle avait du talent ? 

R : Non, absolument pas. Après la guerre, j’ai questionné notre ancienne directrice d’école (non juive) à ce sujet. Je lui ai demandé si elle avait décelé alors des dons chez Anne pour l’écriture. Elle m’a donné une réponse très intéressante : elle m’a expliqué que lorsqu’une jeune adolescente se trouvait ainsi isolée, comme Anne, sans amis, sans personne avec qui parler, elle se développait bien plus vite qu’une autre. C’est sans doute pour cette raison, notamment, qu’Anne Frank a fait preuve d’un tel talent. 

Q : J’ai moi-même lu, lorsque j’étais adolescente, le Journal d’Anne Frank dans sa version française et je sais qu’il a été traduit dans de nombreuses langues. Comment expliquez-vous le succès de ce livre dans le monde entier ?

R : D’abord, il faut savoir que les gens veulent en savoir plus sur la Shoah et ce journal ne décrit pas des choses atroces. En outre, il est bien écrit et c’est aussi une belle histoire d’amour. Toutefois, Anne parle dans son journal des chambres à gaz, elle était au courant de leur existence. Elle en parle déjà en 1942. A cette époque, je n’en savais rien. 

Q : Dans quelles circonstances avez-vous retrouvé Anne Frank ?

R : C’est à Bergen-Belsen que j’ai retrouvé mon amie d’enfance Anne Frank en octobre-novembre 1944. Les Russes s’approchaient d’Auschwitz et les Allemands ne voulaient pas qu’ils découvrent l’horreur qu’ils y avaient perpétrée. Ils ont donc évacué rapidement les camps. En janvier, Auschwitz a été libéré et ce n’est qu’en mai que le camp de Mauthausen a été à son tour délivré du joug nazi. Vous imaginez combien de personnes sont mortes entre janvier et mai !! Mme Frank n’a pas survécu mais son mari, M. Frank, laissé pour mort dans une baraque, a finalement réussi à s’en sortir et il est rentré en Hollande avant moi. 

Lorsque nous étions arrivés à Bergen-Belsen, nous, les déportés hollandais, nous avons été parqués au bout du camp. Nous étions en tout un millier de personnes, certaines étant d’origine polonaise, pas forcément juives. A partir de septembre-octobre 44, des gens sont arrivés en masse dans notre campement. Ils portaient des vêtements de détenus. En novembre, nous avons appris que 7 000 femmes devaient arriver d’Auschwitz. C’était la première fois que j’entendais ce nom. Je voudrais juste préciser qu’à cette époque, beaucoup de gens mouraient du typhus. C’est une maladie qui touchait les êtres affaiblis par un travail très dur, privés de médicaments et de nourriture. Nous étions tous couverts de poux, c’était inévitable. Nous pouvions nous laver dans une baraque glaciale, pour éviter cette contamination, mais alors nous risquions de mourir d’une pneumonie. Avec l’arrivée des nouveaux déportés, le typhus s’est répandu dans le camp, faisant de nombreuses victimes. 

Pour « loger » les nouveaux arrivants, les Nazis ont planté des tentes dans un champ, près de nos baraquements. C’est là qu’ont été parquées les sept cents femmes originaires de Hollande. Malheureusement, beaucoup d’entre elles sont mortes rapidement. Je me souviens de cette nuit terrible de novembre 1944. Il faisait un froid glacial, il pleuvait et le vent soufflait très fort. Toutes les tentes se sont alors envolées. Nous avons reçu l’ordre de nous serrer. Nous occupions jusqu’à présent une vingtaine de baraques. A présent, dix d’entre elles devaient être attribuées aux déportées arrivées récemment dans le camp, dont les tentes s’étaient envolées. Mais des fils de fer barbelés nous séparaient et nous ne pouvions pas communiquer avec elles, malgré la proximité. En plus, les Allemands avaient mis de la paille épaisse entre les deux baraquements pour nous empêcher de les voir et de leur parler. Les sentinelles allemandes nous surveillaient du haut de leur mirador et il nous était bien entendu formellement interdit de communiquer avec nos nouvelles compagnes d’infortune qui se trouvaient tout près de nous. Mais nous étions restées des êtres humains et il était évident que nous allions tenter malgré tout, en risquant notre vie, de leur parler, de savoir qui elles étaient. Peut-être y avait-il parmi elles des proches parentes. 

Ce n’est qu’en février 1945 que nous avons appris qu’il y avait une quarantaine de déportées hollandaises de l’autre côté et une femme m’a indiqué que mon amie Anne Frank se trouvait parmi elles. Je n’ai pas hésité un instant : la nuit suivante, je me suis approchée de la barrière et, faisant bien attention de ne pas me faire remarquer par la sentinelle allemande, j’ai appelé doucement, pour qu’on m’entende de l’autre côté. Mme Van Pels, qui se trouvait à Amsterdam dans la cachette de la famille Frank avec son mari et son fils, m’a répondu. Elle m’a demandé : « Vous voulez parler avec Anne ? ». « Bien sûr, ai-je répondu ». Elle a ajouté : « Je vais vous chercher Anne. Sa sœur Margot ne peut plus se déplacer, elle est trop malade ». Dix minutes plus tard, j’entendais la voix triste d’Anne. Nous étions très émues et nous avons beaucoup pleuré avant de pouvoir nous parler. Je lui ai dit ensuite que j’avais cru que sa famille avait réussi à rejoindre la Suisse où vivait sa grand-mère. Elle m’a alors révélé qu’elle n’avait jamais quitté Amsterdam et que sa famille s’était cachée dans le bureau de son père. Par la suite, ils avaient tous été arrêtés suite à une dénonciation. 

Anne m’a ensuite demandé si je pouvais lui procurer un peu de nourriture. Nous n’avions jusqu’alors reçu aucune nourriture de la Croix Rouge mais grâce à notre « visa », deux petits paquets venaient de nous parvenir. J’ai répondu à mon amie Anne que j’allais lui lancer quelque chose. Trois jours plus tard, nous étions toutes les deux au rendez-vous et je lui ai lancé un petit paquet. Mais de l’autre côté, près d’elle, se trouvaient des femmes affamées. L’une d’entre elles s’est saisie du paquet et ne lui a rien laissé. Je l’ai alors entendu pleurer, exprimant son désespoir. J’ai tenté de la consoler du mieux que je pouvais en lui promettant de faire une nouvelle tentative. Et c’est ce que nous avons fait : trois jours plus tard, elle a pu récupérer le paquet que je lui destinais. Pendant ce temps, l’état de santé de mon père s’était dégradé et il est décédé quelques jours plus tard, ce qui fait que je n’ai pas pu parler une nouvelle fois à Anne. Après le décès de mon père, j’ai voulu retrouver mon amie mais j’ai appris que tout leur campement avait été évacué et qu’il ne restait plus personne. (Anne Frank est décédée quelques temps plus tard, apparemment du typhus). 

Q : Quelles ont été par la suite vos relations avec M. Frank, seul survivant de la famille ? 

R : Lorsque nous sommes retournées en Hollande, ma sœur et moi, M. Frank est intervenu pour me faire admettre à l’hôpital d’Amsterdam. Il est ensuite venu nous rendre visite à l’hôpital, avant d’entamer des démarches pour notre départ en Suisse. Je lui ai alors dit : « Votre fille est peut-être encore en vie. Je lui ai parlé en février dernier ». Il m’a répondu : « Mais nous sommes maintenant au mois d’août ». Et il m’a révélé qu’il savait qu’elle n’avait pas survécu : la Croix Rouge l’avait informé que son épouse et ses deux filles avaient péri dans les camps. 

Q : A quel moment avez-vous appris que le Journal d’Anne Frank allait être publié ? 

R : C’est M. Frank qui m’en a parlé lorsque je l’ai revu en Suisse.  

Q : Il vous a raconté comment il l’avait retrouvé ? 

R : C’est Mip, la secrétaire de M. Frank, qui a retrouvé le journal d’Anne. Elle les avait aidés lorsqu’ils étaient cachés et leur procurait régulièrement de la nourriture. C’était une femme formidable ; elle vient de décéder à l’âge de 100 ans. Lorsque la famille Frank a été arrêtée, l’officier allemand venu les chercher a découvert le journal mais comme la pochette dans laquelle il se trouvait était lourde, il a pensé qu’elle contenait de l’argent. Ensuite, déçu de ne rien trouver, il l’a jetée à terre et toutes les feuilles se sont dispersées dans la pièce. En général, lorsque les Allemands arrêtaient ainsi une famille juive, ils posaient ensuite les scellés sur la porte d’entrée et quelques jours plus tard, une compagnie hollandaise était chargée de récupérer tout ce qu’il y avait dans le logement. Cette fois-ci, apparemment, ils avaient oublié de poser les scellés. C’est ainsi que Mip a pu, après l’arrestation de la famille Frank, ramasser toutes les feuilles éparpillées sur le sol. Sans les lire, elle les a soigneusement rangées dans son bureau, se mettant ainsi personnellement en danger. En effet, les Allemands pouvaient très bien revenir et fouiller dans ses effets personnels. Ils auraient vite découvert, dans le journal, la « complicité » de Mip, dont Anne parlait souvent dans son journal.  

Au retour de M. Frank, Mip a appris la mort d’Anne. Elle avait gardé le journal pour le rendre à l’adolescente et n’avait pas l’intention a priori de le donner à son père. Mais lorsqu’elle a su qu’Anne ne reviendrait plus jamais, elle a pris toutes les feuilles qu’elle avait conservées et les a remises à M. Frank en lui disant : « Voici le testament de votre fille ». 

M. Frank a tenu à rester seul pour lire le journal posthume d’Anne Frank. Après cette lecture, il a eu ces mots bouleversants : « Je ne connaissais pas ma fille ». Et d’ajouter : « Je ne savais pas qu’elle était aussi douée, qu’elle avait une vision aussi lucide des choses de la vie ». Il a ensuite entrepris de traduire des extraits en allemand, pour sa mère. Puis il a confié le manuscrit à un professeur en Hollande et un peu plus tard, ayant consulté au préalable quelques amis, il a décidé de publier le Journal. J’ai eu droit à un des premiers exemplaires de la première édition. 

Q : Je suppose que M. Frank a retiré certains passages. C’était quand même un journal intime, on ne pouvait pas tout publier. 

R : Bien entendu. Il a fait quelques corrections. Par la suite, il a trouvé un éditeur mais ce dernier trouvait que le document était trop long. Il n’avait pas compris, visiblement, la valeur de ce livre. Il y a eu en fait trois éditions.     

Hanna et sa sœur Gabriela sont montées en Israël en 1947. Hanna a épousé le Dr Walter Pinhas Pick z’l, l’un des rédacteurs de l’Encyclopédie Hébraïque, et a eu trois enfants. Sa fille Ruth est la veuve de Shmouel Méir z’l, adjoint au maire de Jérusalem à l’époque d’Olmert, qui est mort dans un accident de voiture en 1996. Le quartier de Har H’oma porte son nom. Gabriela s’est mariée également et a fondé une belle famille.